Des milliers d'ouvriers s'activent dans les rues de Shanghai. Pour l'événement tant attendu, la ville n'aura jamais tant soigné son image. Le Bund -
la magnifique avenue qui longe, sur la rive ouest du Huangpu, les façades néoclassiques et Art déco des anciennes concessions étrangères - a été réaménagé pour la troisième fois depuis
1949. Ses berges ont été élargies afin de faire la part belle aux promeneurs. A l'angle de la rue de Nankin, où déambulent les inconditionnels du shopping, le mythique Hôtel de la Paix,
refait à neuf dans le style original des années 1930, s'apprête à rouvrir ses portes aux touristes, invités à revivre l'âge d'or du ""Paris" de l'Orient".
Mais ce n'est pas tout. Un tunnel souterrain de plus de 3 kilomètres de longueur a été percé sous le Bund afin de chasser les voitures de la chaussée,
désormais réservée aux bus et aux taxis. A deux pas de là, les berges de la rivière Suzhou, où flottait autrefois une odeur nauséabonde, ont été transformées en superbe
promenade.
La ville a fait peau
neuve. Littéralement. Et les travaux de rénovation, d'une ampleur phénoménale, touchent tous les quartiers. Certains sont d'ordre
cosmétique. Des espaces verts ont surgi ici ou là. Les façades des immeubles, fraîchement repeintes, ont été parfois ornées de formes géométriques, destinées à égayer
l'ensemble.
De nombreuses résidences ont même été coiffées de toits artificiels en pente rouges, assortis de fausses lucarnes - un style architectural qui
rappelle davantage les rives de l'Arno, à Florence, que celles du Yangzi Jiang, en Chine orientale... Les habitants, qui n'avaient rien demandé, constatent avec amertume que leurs cages
d'escalier, elles, n'ont pas bénéficié d'un coup de peinture.
L'essentiel est ailleurs. Inexistant il y a quinze ans, le réseau du métro atteint désormais 400 kilomètres et pourrait en couvrir 970 en 2020. A
cette date aussi, les terminaux de Hongqiao et de Pudong représenteront l'une des plus grandes plates-formes aéroportuaires du monde.
Lucas Schifres/Pictobank pour L'Express
Un gamin joue dans les décombres d'un quartier rasé. L'inscription sur le mur de la maison à gauche indique que l'eau a été coupée.
Certaines transformations donnent le vertige, comme le déplacement des chantiers navals, où travaillent 30 000 personnes, des berges du Huangpu
jusqu'à une île dans le delta du Yangzi. Quant au nouveau port en eaux profondes de Yangshan, il s'étend sur une île reliée au continent par un pont long de 32 kilomètres et peut contenir
les méga-porte-conteneurs de nouvelle génération. Budget total : 16 milliards d'euros.
"Le futur s'écrit à Shanghai", explique Tu Qiyu, que la municipalité et le Parti communiste ont chargé de travailler au prochain plan quinquennal. Le
style décontracté de ce professeur d'urbanisme tranche avec celui des apparatchiks du Parti. Son discours, en revanche, est plus attendu. "Londres, New York ou Hongkong se sont effacées,
affirme-t-il. La Chine est encore jeune, mais bientôt elle sera partout sur les cinq continents. Voilà pourquoi tous les pays du monde se pressent chez nous."
Thierry Mathou, consul général de France à Shanghai, partage son optimisme : "Il ne faut pas juger l'agglomération à travers le prisme des étrangers
et des millionnaires qui habitent le coeur de la ville, souligne-t-il. Shanghai se voit comme le New York de l'Asie et son développement économique le lui permet. La ville a une vraie
vision."
A l'approche de l'inauguration de l'Expo, dont le slogan officiel célèbre Better city, better life (Une ville meilleure pour une vie meilleure), les
autorités semblent cependant moins portées par une "vision" que hantées par un cauchemar. Celui du moindre incident qui risquerait de gâcher la fête.
Comme à Pékin pour les JO de
2008, la cité a dû faire place nette. Par crainte d'un attentat, les contrôles des bagages sont systématiques dans le métro. Les
vendeurs de DVD piratés et les marchands de contrefaçons ont été priés de se rendre discrets, afin de décourager les enquêtes des journalistes étrangers (mais les initiés savent toujours où
acquérir une copie du dernier film d'Agnès Varda !). Les migrants sans hébergement fixe sont expulsés hors de la ville.
Et tous les détails de la vie courante ont été passés en revue. Ainsi, pour la municipalité, les habitants de Shanghai font preuve d'un peu trop de
décontraction et de désinvolture lorsqu'ils se promènent en pyjama dans leur quartier en pleine journée. Cette pratique locale est fortement déconseillée pendant l'Expo. Qui servira,
précise Tu Qiyu, "de levier pour modifier la culture et le comportement des gens".
Lucas Schifres/Pictobank pour L'Express
Pratique courante, le port du pyjama dans la rue a été déconseillé pendant la durée de l'Exposition universelle.
Aux tenants d'une modernité imposée, de nombreux habitants opposent une résistance passive. Mme Shi Yuji, 68 ans, vit seule dans sa "maison clou" ;
l'expression, typiquement chinoise, désigne ceux qui veulent rester dans leur résidence menacée d'expropriation. Chaque matin, au lever du soleil, la vieille dame pratique le tai-chi devant
sa maison, une petite bâtisse dans les murs de laquelle des arbres ont même pris racine.
Autour de chez elle, autrefois, il y avait des voisins, des rues, des magasins... A présent, sa modeste demeure se dresse au milieu d'un parking
immense, entre un pilier de l'immense pont de Nanpu, et à quelques dizaines de mètres du site de l'enceinte de l'Exposition. Mme Shi est retraitée des chantiers navals. Lorsque son quartier
a été rasé et le site des chantiers déplacé, aucun appartement de remplacement ne lui a été attribué, en raison d'un imbroglio administratif. Les mois ont passé. Les maisons voisines ont
été détruites. Et un parking goudronné entoure désormais sa maison.
Quand L'Express l'a rencontrée, sa demeure devait être impérativement rasée le 15 avril. Mais elle continuait à vivre dans la même pièce minuscule,
sans eau ni électricité. Shi Yuji ne réclame rien à personne et cherche à se faire discrète : "Je suis contente pour la ville qu'elle organise l'Exposition universelle, même si l'événement
a une influence sur ma vie." Sa résistance passive est le symbole même d'une déchirure criante dans le très lisse tissu urbain que la ville cherche à présenter au monde pour
l'Expo.
Lucas Schifres/Pictobank pour L'Express
La modeste demeure de Mme Shi Yuji se dresse au milieu d'un parking immense.
L'effacement n'est pas le fort de Lan Guixiao. Ce mécanicien âgé de 60 ans vit dans le quartier de Dongjiadu, au sud du Bund, avec sa femme, Tu
Huiyun. Sa "maison clou" se dresse au milieu d'un vaste champ de ruines - elle est la seule, ou presque, qui tient encore debout. Déterminé à se battre pour faire respecter ses droits, ce
paisible retraité s'est rendu dans diverses administrations au fil des mois, armé de son seul sourire, afin de réunir une série de documents officiels qui prouvent, selon lui, que ses
droits ont été bafoués.
Selon la loi chinoise, en effet, il peut réclamer un nouveau logement à proximité de celui qu'il occupe aujourd'hui. Il n'en demande pas plus, afin de
continuer à héberger sa fille et son mari : cette dernière travaille au sud de la ville, tandis que son gendre gagne sa vie à 30 kilomètres au nord. La maison de M. Lan se trouve à
mi-chemin des deux, voilà pourquoi il ne veut pas partir vivre en banlieue...
Aime-t-il le nouveau visage de Shanghai ? "Oh, c'est trop joli pour moi... J'en suis à emprunter des vêtements à ma femme pour m'habiller. Et vous
voulez que j'aille faire un tour sur le Bund ?" De fait, l'avenue est désormais pavoisée aux enseignes de Cartier, de Chanel ou de Dolce ' Gabbana. Le 8 avril, à 2 heures de l'après-midi,
M. Lan, qui se sent désormais un étranger dans sa propre ville, a été délogé et sa maison rasée sans qu'un arrangement ait été conclu. Il vit désormais en banlieue, et loue un appartement à
titre provisoire.
Les déménageurs forcés font grincer les dents
Dans le centre historique, les déménagements forcés font grincer les dents. "Nous sommes traités comme les contre-révolutionnaires pendant la
Révolution culturelle !" s'exclament des voisins attroupés dans une ruelle du quartier de Lao Ximen. Quelques jours plus tôt, des hommes de main d'un promoteur sont venus pour expulser de
chez lui un vieillard de 87 ans qui refusait de partir. On lui a tordu un bras dans le dos pour l'emmener et, dans la bousculade, il a eu une côte brisée. Moins d'une demi-heure plus tard,
sa maison était détruite.
Tout autour s'élancent désormais des tours d'habitation de 25 étages. Dans chacune d'elles, le prix des appartements avoisine 50 000 yuans le mètre
carré (5 400 euros). Or les indemnités perçues par les habitants, variables selon les lieux, sont insuffisantes pour leur permettre de se reloger à proximité : "Dès qu'ils auront détruit ma
maison et m'auront relogé à 20 ou 30 kilomètres d'ici, je passerai quatre heures chaque jour dans les transports en commun, affirme l'un d'eux. C'est inacceptable !"
Reuters/A. Song
Les tours remplacent désormais les dernières "maisons clous".
Cette relégation dans la lointaine banlieue, forme de ségrégation urbaine et sociale, est la raison principale de la protestation contre les
expropriations. Là-bas, les services élémentaires tels que les hôpitaux, les écoles, ou les transports en commun sont de moins bonne qualité que dans le centre.
Lorsque le visiteur demande aux résidents s'ils ont essayé de s'organiser pour résister, les ricanements fusent : "Vous plaisantez ? Nous serions
immédiatement stoppés, écrasés... Il n'y a pas de liberté de parole en
Chine. Oui, notre niveau de vie s'est amélioré depuis quinze ans. Mais c'est normal. La société progresse... L'ennui, c'est que
les Chinois sont désunis. Si vous avez cent personnes, vous aurez cent avis différents. Et le Parti divise pour mieux régner." Soudain, la conversation dérape : "Si vous venez au moment
d'une expropriation, cela se passera comme le 4 juin 1989. Ils enverront contre vous des policiers en civil pour vous empêcher de prendre des photos."
Le massacre de la place
Tiananmen, il y a plus de vingt ans, reste gravé dans les mémoires. L'évocation de ce sujet tabou en dit long sur
l'exaspération des habitants de Shanghai, désormais priés de quitter en grand nombre leur propre ville.
Mais à quoi ressemblent-elles, alors, ces banlieues qui accueillent les relogés du centre ? Lao Zhou, le boucher, nous a emmenés rendre visite à l'un
de ses anciens voisins. Dans une tour de la résidence de Meilin, située dans le district de Zhoupu, Hua Shengliang vit avec sa femme dans un bel appartement au confort moderne, d'une
superficie de 110 mètres carrés. Deux télévisions énormes trônent dans la même pièce, orientées différemment, afin de ne jamais perdre l'image de vue.
A 60 ans, M. Hua habite là depuis six mois, en compagnie de son épouse. "Je ne fais rien de la journée, explique-t-il, sauf regarder la télé et
feuilleter des magazines. Je ne connais toujours personne, car il n'y a rien à faire et pas d'endroit où se rencontrer. Je n'ai pas d'amis et la solitude me pèse." Le choc est d'autant plus
brutal que les habitations traditionnelles de la ville, certes petites et inconfortables, étaient organisées autour de courées (lilong), qui facilitaient les échanges entre voisins, tout au
long de la journée.
Comme à Paris lors des travaux d'aménagement entrepris dans la seconde moitié du xixe siècle par le baron Haussmann, les plus malins profitent parfois
des expulsions. Des professionnels de la négociation se font payer leurs services, en cas de relogement, afin d'aider les expulsés à obtenir les meilleures conditions. Et d'autres attendent
avec impatience qu'un projet immobilier menace leur demeure, dans l'espoir d'empocher une coquette somme au passage...
En banlieue, confort moderne et solitude pesante
Voilà près de deux décennies que la ville se gonfle de milliers de tours de logements ou de bureaux, de zones industrielles et d'infrastructures
modernes, de ponts, de voies rapides... Elle s'étale dans toutes les directions à mesure qu'elle relègue le petit peuple vers la périphérie et que son coeur se remplit de nouveaux habitants
fortunés, chinois ou étrangers.
Parmi les nouveaux Shanghaiens, les mingong, ces ouvriers-paysans venus des campagnes qui forment la chair et les muscles de l'usine du monde. Souvent
ignorés des statistiques officielles, ils représenteraient plus de 1 habitant sur 4. C'est sur leur travail qu'est fondée la richesse de la ville. Ils suent sur les chantiers du BTP, font
tourner les cuisines des restaurants, les magasins, et fournissent en main-d'oeuvre les industries d'exportation, en périphérie de Shanghai.
Lucas Schifres/Pictobank pour L'Express
Les murs de la ville sont envahis par les panneaux publicitaires des grandes marques internationales. Les habitants de Shanghaï seraient, en moyenne, les plus riches du
pays.
Maomao est l'une de ces mingong. A 25 ans, elle est originaire d'un village du Henan, une province du centre de la Chine. Son vrai nom est Mao Xueyan,
mais tout le monde l'appelle par son surnom, Maomao. "Depuis que je suis toute petite, mon rêve est de venir vivre à Shanghai, confie-t-elle. La grande ville fascinante."
Il y a cinq ans, Maomao a débarqué dans la région de Pudong. Elle était ouvrière dans une usine pharmaceutique. En 2007, elle a trouvé un travail dans
le centre-ville. Depuis un an, elle est vendeuse dans un grand magasin de vêtements, près de la rue de Nankin. En cinq ans, d'un emploi à l'autre, son salaire est passé de 800 à 1 000, puis
1 200, pour atteindre 2 500 yuans (268 euros) avec son dernier emploi de vendeuse. Le coût de la vie a augmenté dans la même période mais Maomao perçoit une amélioration de son pouvoir
d'achat. "Je n'ai pas le temps de me distraire ou de sortir, dit-elle. Mais j'irai à coup sûr voir l'Expo universelle, même si le ticket d'entrée est très cher pour moi."
Maomao dépense 400 yuans (43 euros) pour louer une chambre de 5 mètres carrés dans le centre. "Tout coûte cher à Shanghai. Je ne mets pas d'argent de
côté." Son principal problème, c'est le hukou - une sorte de passeport intérieur qui réglemente les déplacements et rattache les citoyens à leur zone de naissance. Malgré des aménagements,
il reste plus que jamais en vigueur et, pour la municipalité, la jeune fille reste une petite paysanne venue du Henan. Elle n'a donc pas accès aux services publics ou sociaux dont jouissent
les Shanghaiens. Cotisation de retraite, remboursement des soins médicaux : elle doit tout payer de sa poche.
Maomao a calculé qu'elle pourra obtenir un hukou de Shanghai dans huit ans, quand elle aura épousé son petit ami shanghaien. C'est le temps qu'elle
estime nécessaire pour progresser, et s'élever dans l'échelle sociale au-dessus des paysans migrants. Le chemin qu'il lui reste à parcourir pour fréquenter un jour les boutiques de luxe du
Bund est encore long.