Le jour où les médias se sont émancipés du pouvoir

Publié le 28 Juin 2008

 La presse chinoise a disposé d’une liberté sans précédent pour couvrir le séisme du Sichuan. L’appareil d’Etat était dépassé par les événements. Mais il tente aujourd’hui de reprendre la main.

Les images de corps sans vie empilés, de leurs proches en pleurs hurlant de désespoir, de rescapés emmitouflés dans des tenues de l’armée, ont fait le tour du monde. Cela s’est passé le 12 mai dans la province chinoise du Sichuan. Le grand tremblement de terre de magnitude 8, qui a fait près de 100 000 morts [70 000 morts et au moins 20 000 disparus], restera gravé dans nos mémoires. Les centaines de journalistes chinois et étrangers qui se sont rendus sur les lieux de la catastrophe et ont transmis des nouvelles du séisme dès la première heure constituent aussi un événement majeur dans l’histoire de la presse chinoise.
C’est la première fois depuis la fondation de la Chine communiste [en 1949] que les journalistes ont pu travailler aussi librement. C’est aussi la première fois depuis les événements de Tian’anmen, en 1989, que la Chine est le principal théâtre d’opérations de la presse. Mais, contrairement à il y a dix-neuf ans, cette fois, l’initiative en revient au gouvernement chinois. Le rédacteur en chef de Phoenix TV, Lü Ningsi, y voit une évolution logique et non une “décision intempestive”. Cette avancée est le fruit d’années d’efforts incessants de la part des professionnels des médias en Chine pour repousser les limites de l’information.
L’inertie des rouages traditionnels ne pouvait toutefois pas disparaître du jour au lendemain. Le jour même du tremblement de terre, les différents médias chinois ont reçu comme d’habitude des ordres du département de la Propagande leur interdisant de dépêcher des journalistes sur place et leur demandant d’utiliser uniquement les services de l’agence officielle Xinhua. Mais, cette fois-ci, personne n’a respecté les consignes. Leur sens de l’information a fait sentir aux journalistes qu’un événement majeur venait de se produire. Aussi, sans tenir compte des interdictions, ils se sont précipités sur les lieux de la catastrophe avec l’idée de servir comme bénévoles s’ils ne pouvaient pas envoyer leurs reportages. Et le département de la Propagande n’a pas demandé, comme par le passé, aux médias de rappeler leurs journalistes. [Il semble que les journalistes du groupe Nanfang, réputé pour ses enquêtes approfondies, aient finalement reçu l’ordre de rentrer à Canton les premiers jours de juin, mais on ne sait pas si cela a été suivi d’effet.]
“Sur place, personne n’empêchait les journalistes et les bénévoles de passer, et, quand on demandait des renseignements aux autorités, celles-ci se montraient très coopératives”, raconte Long Zhi, un journaliste parti de son propre chef sur les lieux de la catastrophe.
Les médias chinois n’avaient jamais connu cela : au cours de ce tremblement de terre, ils ont disposé d’un espace d’expression ouvert, sans que personne soit là pour les museler. Le changement le plus spectaculaire s’est opéré sur CCTV, la chaîne de télévision nationale. Le 12 mai, à 15 h 12, CCTV a débuté ses émissions en direct sur le séisme. A partir de ce moment-là, la chaîne, forte d’une importante équipe de reporters sur place (environ 160), a diffusé en continu près de 200 heures de direct, établissant ainsi un nouveau record dans l’histoire chinoise du direct télévisé.
Couvrir la catastrophe de façon positive

En Chine populaire, il faut remonter à la rétrocession de Hong Kong, en 1997, pour trouver un précédent. Auparavant, le direct était un mode de diffusion jugé très délicat car impossible à soumettre à une censure préalable. [La télévision diffuse parfois des émissions en “faux direct”, c’est-à-dire avec un décalage de quelques secondes entre l’événement et la diffusion. Cela permet de filtrer les images : lors de la remise de la flamme olympique en Grèce, les spectateurs chinois n’ont rien vu des “perturbations” de la cérémonie.] Pour le célèbre réalisateur et présentateur vedette de CCTV Bai Yansong, la couverture du séisme n’a pas été “un simple direct” : elle a donné une nouvelle image de l’Etat. “Désormais, juge-t-il, aucun retour en arrière n’est possible, on ne peut qu’aller vers plus d’ouverture.” Le 18 mai, les émissions en direct de CCTV avaient déjà attiré plus de 900 millions de téléspectateurs Les journalistes chinois ont dé­montré, à la faveur de cette ouverture, qu’ils étaient animés de nobles idéaux et d’une grande conscience professionnelle. Mais leur comportement leur a parfois valu des critiques. Certains journalistes sont allés dans les hôpitaux interviewer des orphelins étreignant le corps de leurs parents morts dans le séisme, en leur posant ce type de questions : “Ton papa et ta maman sont morts. Que ressens-tu maintenant ?” Au cours d’un reportage en direct, un journaliste en quête de sensationnalisme n’a pas hésité à faire irruption dans le bloc opératoire pour interviewer médecins et blessés ! Les journalistes de Chine populaire ont à eux-mêmes.

La fenêtre donnant sur le Sichuan a été ouverte ; la capacité du pouvoir actuel à gérer la crise est mise à l’é­preuve, et ce test doit se dérouler au vu et au su de tous, sinon la profonde émotion suscitée par la catastrophe et les louanges adressées au gouvernement risquent de laisser place très facilement au désespoir et à la colère. Or l’attitude du gouvernement chinois aujourd’hui paraît particulièrement hésitante. Le 23 mai, la presse a tout d’abord reçu un avis du département de la Propagande, lui demandant de couvrir la catastrophe du Sichuan de façon positive. Ensuite, le 27 mai, les grands portails Internet ont reçu des consignes très détaillées mais difficiles à faire respecter. Ainsi, il leur est interdit de dénoncer les constructions “en fromage de soja” [utilisant des matériaux de mauvaise qualité], qui sont à l’origine de nombreux effondrements ; de dire que le tremblement de terre avait été annoncé par certains spécialistes ; d’attaquer le gouvernement pour la lenteur et l’inefficacité des secours et pour sa répartition incohérente de l’aide matérielle ; d’affirmer que le séisme est l’expression d’une colère ou d’une condamnation céleste [la catastrophe naturelle est dans l’imaginaire collectif chinois un signe annonçant un changement de régime, la perte de légitimité du gouvernement].
Durant la catastrophe, le gouvernement et la population ont été sur la même longueur d’onde comme jamais auparavant. Il était urgent de sauver des vies, et la recherche des responsabilités passait au second plan. Quand, au cours de la première se­maine, alors que l’urgence était à son comble, les médias se sont hasardés à mettre en cause la compétence des équipes de secours gouvernementales et la qualité des constructions, ils se sont fait spontanément vilipender par l’opinion publique. Mais, vingt jours après le séisme, des voix ont commencé à s’élever dans la population pour demander que les responsabilités soient établies, enfonçant, semble-t-il, le gouvernement dans son conservatisme. Le bras de fer entre l’opinion et ceux qui la contrôlent a commencé...

 

Zhang Jieping
Yazhou Zhoukan

Rédigé par Taichichouaneur

Publié dans #taichichuan-cotebasque

Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article