"C'est comme une couche de peinture qui ne sèche jamais", a déclaré Sheila Page, chercheuse pour l'Overseas Development Institute (un think tank
installé à Londres), après avoir observé le déroulement du cycle de Doha. Entamées en 2001 par les membres de l'Organisation mondiale du commerce (OMC), ces négociations commerciales
avaient pour but de libéraliser les services et de réduire les barrières douanières et les subventions agricoles. Depuis son origine, le cycle de Doha avait pour principal objectif
d'éliminer certaines entorses aux lois du marché dans le secteur agricole. En effet, cette activité traditionnelle ne représente que 8 % du commerce international mais c'est l'une
des plus faussées par des politiques surprotectrices. C'est donc dans le domaine de l'agriculture qu'un accord était le plus nécessaire. Et c'est là que les discussions ont achoppé.
En réalité, l'échec de ce cycle de négociations était inscrit dans la conclusion du précédent. En 1994, l'Uruguay Round – du nom du pays où il a été lancé – a obligé les pays
membres de l'OMC à convertir leurs quotas agricoles et autres barrières commerciales en taxes douanières pures et simples. Craignant d'être submergés par les importations, les
gouvernements concernés ont obtenu le droit d'imposer des taxes dans le cadre des "clauses de sauvegarde spéciale" (CSS) pour pouvoir se protéger en cas d'afflux inattendu. Conçues comme
une mesure temporaire, les CSS sont rapidement devenues une faille exploitée à long terme pour protéger des productions politiquement importantes, comme le sucre. La Hongrie, par exemple,
y a eu recours pendant presque cinq ans. Mais, au lieu d'éliminer cette anomalie, les délégués du cycle de Doha n'ont approuvé que le principe d'une réforme, impossible à trouver dans les
faits.
En échange d'une légère augmentation de ses importations, l'Inde souhaitait pouvoir augmenter ses tarifs douaniers agricoles bien au-delà des limites consenties. De son côté, la Chine
s'est montrée tout aussi obstinée, ses dirigeants ayant visiblement conclu que l'autosuffisance constituait une meilleure solution que le libre marché en temps de crise alimentaire. Quant
aux Etats-Unis, ils n'acceptaient de réduire leurs subventions qu'à condition de pouvoir exporter davantage de produits agricoles en direction de pays comme la Chine, qui achète environ
40 % de leur production de soja.
Mais l'héritage de l'Uruguay Round va au-delà de ces petites irrégularités. Bon nombre de pays en développement estiment que le cycle précédent n'était pas équitable et qu'en échange de
petites concessions dans le domaine agricole, les pays riches ont obtenu de lourdes obligations pour les pays pauvres, notamment en matière de propriété intellectuelle. Avec le cycle de
Doha, les pays émergents voulaient leur revanche et ont demandé plus aux pays riches. Résultat : les marges de manœuvre de ces négociations étaient particulièrement étroites.
La ténacité de Pascal Lamy
L'accord proposé par les délégués regorgeait de failles et d'ambiguïtés. Deux économistes de la Banque mondiale, Will Martin et Aaditya Mattoo, ont tenté d'en mesurer les limites à l'aide
d'un graphique. Celui-ci indique l'ampleur des réductions des tarifs douaniers proposées (en moyenne sur plusieurs catégories de produits et en tenant compte de diverses exemptions) pour
les pays riches et pour les pays en développement. Ces diminutions paraissent considérables, en particulier dans le domaine agricole. Mais en réalité, les pays appliquent déjà des tarifs
douaniers largement inférieurs aux plafonds en vigueur. Leur abaissement – si important soit-il – ne changerait donc pas grand-chose à la donne.
Selon les deux économistes, les tarifs douaniers réellement appliqués par les pays riches seraient passés en moyenne de 15 % à 11 % tandis que l'Inde n'aurait pas vu le moindre
changement dans la moyenne de ses taxes. Toutefois, cet accord aurait également permis certaines avancées moins visibles mais non négligeables. En abaissant le plafond des tarifs
douaniers, un accord de Doha aurait empêché certains dérapages, comme en Corée du Sud, où les taxes à l'importation sur les produits agricoles s'élevaient à 7 % dans les années 1960,
contre plus de 100 % aujourd'hui.
Qu'en est-il des subventions ? Les Etats-Unis ont envisagé de limiter les leurs à 14,5 milliards de dollars alors qu'ils étaient loin d'atteindre une telle somme l'an passé.
Mais, au cours des sept dernières années, leurs subventions ont effectivement dépassé ce montant à quatre reprises, lorsque les prix des produits agricoles baissaient. Dès lors, les pays
émergents ont eu l'occasion d'obtenir une victoire, certes modeste mais symbolique, contre la première puissance mondiale, explique Kimberly Elliott, spécialiste du think tank Centre for
Global Development. Certains pensent également que Washington aurait pu accepter une forte réduction de ses subventions à la filière coton, ce qui intéressait tout particulièrement les
producteurs d'Afrique occidentale – le représentant africain au sommet de Genève était aussi déçu que ses confrères par l'échec des négociations.
Cette déception pourrait avoir de lourdes conséquences. Après cet échec, les grandes puissances pourront-elles garder la haute main sur le commerce international par le biais de
l'OMC ? Pascal Lamy [directeur général de l'OMC] restera-t-il au-delà de son mandat de quatre ans, prévu pour s'achever en septembre 2009 ? Sans sa ténacité, le sommet de Genève
n'aurait peut-être jamais eu lieu et se serait probablement terminé quatre jours (et quatre nuits blanches) plus tôt. Certains négociateurs, épuisés, ne s'en plaindraient peut-être pas.
Mais Pascal Lamy a un credo : un directeur général qui a foi dans la réussite de ses négociations a peu de choses à perdre. Celui qui n'y croit pas est certain d'échouer.
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