Publié le 21 Février 2013
Le prisonnier Liao Yiwu (en haut à droite), photo projetée au Palais
de Tokyo (Pierre Haski/Rue89)
Comment ne pas être d’accord avec Robert Badinter lorsqu’il décrit « Dans L’Empire des ténèbres » comme l’un des grands livres de la littérature pénitentiaire, à côté de Soljenitsyne ?
Liao Yiwu, l’auteur chinois de ce livre de 650 pages sorti en traduction française, paie cette publication d’un exil inévitable en Allemagne : s’il était resté dans son pays, les autorités chinoises lui en auraient fait payer le prix. Tout comme elles ont fait payer auprix fort – douze ans de prison – à son ami, le poète Li Bifeng, son soutien supposé, qu’il dément, à la fuite de Chine de Liao Yiwu.
La lecture de « Dans L’Empire des ténèbres » est un choc : une écriture rabelaisienne, un humour ravageur et beaucoup d’autodérision, mais aussi une violence, physique et morale, insupportable.
Lors d’un débat avec Liao Yiwu au Palais de Tokyo, à Paris, on lui ai posé la question naïve que se pose toute personne n’ayant pas connu l’univers concentrationnaire totalitaire : « Comment tient-on ? » Il m’a répondu simplement :
« Lorsque je suis arrivé en prison, j’ai rencontré Li Bifeng qui
avait été incarcéréquelques
mois avant moi. Lorsqu’il m’a raconté les conditions de détention, je lui ai demandé moi aussi, “comment fait-on pour tenir ?” Il avait haussé les épaules et m’avait répondu : “Je ne sais
pas, on tient.” »
Drôle de dissident
Liao Yiwu est un improbable dissident. Ni intellectuel engagé à la Liu Xiaobo, le prix Nobel de la paix 2010 qui croupit toujours en prison pour avoir rédigé un manifeste pour la démocratie, ni même artiste de haut vol à la Ai Weiwei, exposant un jour à la Tate, le lendemain en détention.
Liao Yiwu était un jeune poète un peu beatnik de l’est de la Chine dans les années 80, les années de l’ouverture post-maoïste. Comme Ai Weiwei qui se trouvait alors à New York, Liao a découvert Ginsberg, Rimbaud, Appollinaire...
Les photos de l’époque le montrent barbu avec des cheveux longs – un contraste avec sa tête de bonze d’aujourd’hui – entouré d’amis du même acabit avec lesquels ils font les 400 coups, font exploser les étroites barrières de l’idéologie et du mode de vie formaté.
Lorsque le Printemps de Pékin démarre, en 1989, cela le laisse parfaitement indifférent, comme il le raconte dans le livre. Il découvre l’individualisme dont la Chine a de tout temps été privée, et refuse les nouvelles aventures collectives, aussi démocratiques fussent-elles...
Mais le 3 juin, la veille de la répression sur la place Tiananmen, dans la capitale, il reçoit dans sa petite ville du Sichuan, à quelques milliers de kilomètres de là, son ami canadien Michael, très agité, qui pressent la tragédie. Après avoir piqué une colère, Liao Yiwu est comme en transe, et, huit heures avant le premier coup de feu, écrit d’une traite un poème intitulé « Massacre ».
Le lendemain, Michael et lui enregistrent ce cri de douleur sur des cassettes audio qui se mettent en circuler à travers la Chine, et « Massacre » devient un des symboles de l’horreur de ce qui s’est produit à Pékin, et dont le Parti communiste nie jusqu’à la réalité.
Cela suffit à transformer ce poème et ses pauvres initiateurs en noyau central d’un complot aux ramifications internationales. Liao Yiwu est arrêté, et quatre années de cauchemar commencent.
« Menu » de tortures
Les pages de prison, le cœur du livre, sont incroyables. Des moments de pure folie, tant dans la violence corporelle (une matraque électrique dans l’anus, des passages à tabac fréquents, le sadisme de certains mâtons) que dans l’humiliation et la volonté de briser les esprits forts.
A son arrivée au centre de détention, on lui présente le « menu », c’est-à-dire uneliste de plats qui sont autant de tortures auxquelles il sera soumis s’il manque au règlement. Exemples :
« Ragoût de groin de cochon : l’exécutant écrase les lèvres du détenu
entre deux baguettes jusqu’à ce qu’elles enflent.
Mapo Tufu [spécialité du Sichuan particulièrement épicée, ndlr] :
l’exécutant introduit une douzaine de grains de poivre dans l’anus du détenu et l’empêche de les en faire sortir, quand bien même cela serait douloureux. »
Liao Yiwu parle longuement des hommes avec lesquels il cohabite, condamnés à mort en attente d’exécution, criminels endurcis aux comportements de caïds, mais aussi des moments de fraternité
et même de pur bonheur.
Des scènes inoubliables. Un « festin imaginaire » entre prisonniers, une fois la lumière éteinte et que la faim leur tord l’estomac. Chacun y va de son plat favori, mais c’est Liao Yiwu qui emporte le concours avec cette proposition :
« Le seau à ordures, dans les cuisines du palais impérial. Ce seau
contient tous les mets délicieux que vous avez évoqués [...]. Les restes de l’empereur sont la meilleure cuisine qui existe... »
Une autre fois, les détenus, entassés dans la même cellule, organisent une cérémonie funéraire à la mémoire de l’un d’eux qui vient d’apprendre sa condamnation à mort.
Une cérémonie funèbre avant la mort, un geste dérisoire face à la violence de la situation, avec hymne national mimé par un coeur de détenus, un éloge funèbre pour le « camarade Wang », et même un message parodique de Margaret Thatcher, « choquée par cette terrible nouvelle ».
Le condamné, Wang Er, dit à Liao Yiwu :
« Contre-révolutionnaire, nous allons bientôt nous quitter. Pardonne-moi si je me comporte mal dans les prochains jours. [...] Quand je déprime, j’ai envie de faire subir la même chose à quelqu’un d’autre, pour partager ma souffrance.
Liao Yiwu : “Ne retourne pas toute la cellule contre toi, ne les laisse pas te détester avant ta mort.”
Wang Er : “Mais je n’ai pas envie de mourir. Je n’ai vécu que trente ans. Je voulais rester plus longtemps sur cette Terre.”
Liao Yiwu : “Pour passer ta vie dans un camp de travail ? A quoi bon ?”
Wang Er : “Je peux risquer ma vie et m’évader, ou bien je me range et je purge ma peine. S’ils me laissaient en prison pendant vingt ans, j’aurais cinquante ans à ma libération. Je pourrais encore trouver une femme.”
Liao Yiwu : “Tu es donc prêt à souffrir vingt ans pour retrouver une vie ordinaire ?”
Wang Er rougit de colère : “Je veux vivre.”
La violence de la libération
Mais cette violence n’est rien à côté de ce qui attend Liao Yiwu à sa llibération en 1994. La Chine a changé d’époque, l’heure est à l’enrichissement, et ce poète maudit et sans le sou n’intéresse personne, pas ses amis trop occupés à faire de l’argent, ni même sa famille aux yeux de laquelle il devient vite un fardeau. Il divorce, ne verra sa fille aujourd’hui âgée de 22 ans que “deux mois” en tout et pour tout dans sa vie, et perd ses amis.
“Seule la police s’intéresse à moi alors”, ironise-t-il en évoquant la surveillance incessante, les descentes de police à l’improviste pour saisir tout manuscrit en cours de rédaction, l’obligeant à réécrire au moins quatre fois ce qui sera finalement “Dans L’Empire des ténèbres”.
Et finalement l’exil, ce geste sans retour qui sanctionne un échec, celui de la société chinoise à admettre dans ses rangs la moindre dissonance au nom d’une “harmonie” de façade imposée au prix fort. Un échec de l’écrivain lui-même, inadapté à son propre pays qui lui échappe, parti dans une course à la prospérité sans âme.
“La Chine demeure une prison pour la conscience : la prospérité sans
la liberté. [...] C’est notre meilleur des mondes.”
C’est le témoignage d’un homme. Ce n’est pas un essai sur l’avenir de la Chine, ni une analyse du miracle économique chinois ou de ses contradictions. C’est le puissant cri du cœur d’un
homme dont le destin a basculé le 3 juin 1989 comme celui de tant d’autres a pris fin le lendemain, et qui refuse d’être passé par pertes et profits d’une histoire devenue glorieuse parce
que le PIB serait en hausse. Hautement respectable, et en tous points admirable.